EXTRAIT
DE L’ACTE D’ACCUSATION
Voici
un extrait de l’acte
d’accusation
Le Procureur Général expose que par ordonnance en date du 22
octobre 1898, la chambre d’Instruction de la République et Canton
de Genève, a renvoyé par devant la Cour de Justice Criminelle
siégeant avec le concours du jury puisse être jugé le nommé
Lucheni Luigi, né à Paris, en Avril 1873, fils de Louise Lucheni,
manœuvre italien, actuellement détenu.
Comme accusé : d’avoir
le 10 septembre 1898, à Genève, volontairement commis homicide sur
la personne de Sa Majesté Élisabeth Amélie Eugénie, Impératrice
d’Autriche, Reine de Hongrie, en se servant contre elle d’un
instrument piquant, de forme triangulaire et allongée, avec cette
circonstance que cet homicide a été commis avec préméditation et
guet-apens.
Crime d’assassinat prévu et puni par les articles
83.84.249.251 et 252 du Code pénal. Le Procureur Général, après
un nouvel examen de la procédure déclare :
Le 30 avril 1898,
S.M.l’Impératrice d’Autriche, Reine de Hongrie qui revenait des
eaux de Nauheim, arrivait au grand Hôtel de Caux, souffrante depuis
un certain temps, elle attendait de son séjour en Suisse, le
rétablissement de sa santé; elle était accompagnée de plusieurs
dignitaire de sa Cour, mais voyageait strictement incognito sous le
nom de Comtesse de Hohenembs.
Ainsi que ce fût le cas lors de ses
précédents séjours, dans le Canton de Vaud, elle désira se rendre
à Genève, spécialement dans le but de visiter Mme la Baronne de
Rothschild, a qui elle manifesta son intention, par lettre le jeudi 8
septembre.
Le vendredi 9, à une heure de l’après midi, S.M.
débarquait au Quai du Mont-blanc, et se faisait conduire,
immédiatement, à Pregny, chez Madame la Baronne de Rothschild; elle
passa la majeure partie de l’après midi en sa compagnie; elle
revint à Genève à 6 heures, à l’Hôtel Beau Rivage, où ses
appartements avaient été préparés, dans la soirée, elle sortit à
pied avec sa dame d’honneur, Madame la Comtesse de Sztaray,
traversa la ville, alla jusqu’à la place Bel Air et au Boulevard
du théâtre, visita plusieurs magasins et regagna, ensuite, son
hôtel aux environs de neuf heures.
Le Samedi 10 septembre,
l’impératrice et la Comtesse Sztaray sortirent de nouveau de
l’hôtel vers 11 heures, visitèrent encore divers magasins et,
après une courte promenade, rentrèrent à l’hôtel Beau Rivage à
13h15.
Devant s’embarquer pour Territet sur le bateau « Le Genève »,
qui partait à 13h40, elles quittèrent définitivement l’hôtel à
13h30 et se dirigèrent sur le trottoir qui longe le lac,
l’Impératrice se trouvant à droite; lorsqu’elles arrivèrent à
peu près à la hauteur de l’hôtel de la Paix, un individu, qui
c’était accoudé sur la barrière du lac, s’avança vers
l’Impératrice en courant, se baissa, comme s’il voulait regarder
sous son ombrelle, et lui porta un coup, en pleine poitrine, avec une
rapidité telle, que nul n’observa qu’il tenait une arme à la
main; la violence du choc terrassa l’Impératrice.
Aidée de la Comtesse Sztaray et d’un assistant, elle se releva.
Debout, elle désira marcher seule et continuer sa route jusqu’à
l’embarcadère; à une question de sa dame d’honneur qui lui
demandait si elle souffrait, elle répondit : « Je ne sais pas, je
crois que j’ai mal à la poitrine ! »
A peine arrivée sur le bateau, S.M. eût une syncope et
resta quelques minutes sans connaissance; nul ne songeait, alors, à
la gravité de l’évènement qui venait de se produire; le bateau
partit; l’Impératrice revint à elle et prononça même ces mots «
Que m’est-il arrivé », elle perdit de nouveau connaissance et son
état s’aggrava assez rapidement, à ce moment le bateau était
sorti de la rade et se trouvait à la hauteur de la Campagne
Péantamour à Sécheron, il fût décidé de faire machine en
arrière et d’aborder au débarcadère des Pâquis, le plus voisin
de l’hôtel Beau Rivage; le bateau aborda; entre temps, une civière
avait été improvisée au moyen de deux rames réunies par des
pliants.
C‘est ainsi que l’Impératrice fût transportée à son
hôtel; quelques minutes après, elle expirait en présence de Madame
la Comtesse Sztaray, de Mme Meyer, directrice de l’hôtel et de M.
le Docteur Golay, qui avait été mandé dés que l’on vit le
bateau revenir en arrière.
A la nouvelle du décès de S.M., une consternation profonde
s’empara de tous les habitants de notre ville, Magistrat et
citoyens manifestèrent, spontanément, leur horreur pour le crime
infâme qui venait de se commettre et leur sympathie envers ceux
qu’il atteignait directement.
L‘agresseur de l’Impératrice, aussitôt après l’avoir
frappée, s’était enfui dans la direction de la rue des Alpes, il
fût poursuivit par plusieurs témoins de son acte; lorsqu’il
arriva à la hauteur du N°5 de la rue des Alpes, il se trouva en
présence de Me Rouge aiguilleur à (??), qui venait en sens inverse
et étendit les bras pour lui barrer le passage; M.M. Chammartin,
électricien, Willemin, cocher, puis Fraux, cocher, qui le
poursuivaient et étaient sur le point de l’atteindre, prêtèrent,
alors, main-forte et le maintinrent en état d’arrestation, tandis
qu’il cherchait à se dégager de leur étreinte. Conduit au Poste
de la police des Pâquis, il chantonnait en route, il fût ensuite
conduit au Palais de Justice.
Interrogé, il déclara se nommer Luigi Lucheni, être arrivé à
Genève le 5 septembre, venant de Lausanne, ou il séjournait depuis
le 20 mai et s’être rendu à Genève dans le but de tuer le Prince
d’Orléans dont les journaux, disait-il, avaient annoncé la
présence; ne l’ayant pas trouvé, Lucheni se serait rendu à
Evian, le Mercredi 7, dans l’espoir de l’y rencontrer, déçu
sans cet espoir, il serait revenu, le lendemain, à Genève, résolu
à attendre, pour le frapper, quelque personnage de marque.
Il apprit dit-il par les journaux du Vendredi 9, que l’Impératrice
d’Autriche était descendue à l’Hôtel Beau Rivage, il se mit
alors en surveillance dans les rues environnant cet hôtel et ne
cessa sa surveillance que pour aller prendre ses repas.
Le Samedi 10, à 13h30, il vit le valet de chambre de
l’impératrice se rendre au bateau; connaissant sa Majesté pour
l’avoir vue dit-il, à Buda-Pesth en 1894, il se plaça sur le
parcours qu’elle devait suivre et, lorsqu’elle fût à sa portée,
il s’élança et la frappa au cœur, avec une lime triangulaire
qu’il avait achetée, quelques jours auparavant, à Lausanne, dans
le but de commettre un attentat; il savait, a-t-il dit, qu’une
telle arme occasionnait une blessure des plus dangereuses; « en
frappant, ajouta t’il , j’ai eu le sentiment que l’arme
pénétrait profondément et que l’Impératrice devait mourir ».
Il reconnût, ensuite, s’être enfui après le crime et s’être
débarrassé de son arme. Au cours de son interrogatoire, le
téléphone annonça que l’Impératrice venait d’expirer; dés
que cette nouvelle fût portée à sa connaissance, Lucheni manifesta
une grande joie. Il avoua être anarchiste et avoir agi avec
préméditation, dans un but exemplaire, pour faire avancer la cause
anarchiste; il nia catégoriquement avoir des complices.
Dés que le décès de l’Impératrice leur eût été
annoncé, le Procureur Général et le Juge d’Instruction se
rendirent à l’Hôtel Beau Rivage, accompagnés de M. le Docteur
Mégevand, requis pour procéder à l’examen de la blessure et, le
cas échéant, à une autopsie partielle, ces Messieurs furent
rejoint plus tard par M. le Professeur Reverdin, puis par M. le
Professeur Gosse, qui devait collaborer avec M. le Docteur Méquevand.
Une autopsie partielle fût reconnu indispensable et il fût décidé
qu’il y serait procédé le lendemain.
S.M. l’Empereur d’ Autriche avait, dans l’intervalle, été
prévenu de cette nécessité et déclarait, par dépêche, s’en
remettre aux décisions des Magistrats Genevois.
L’autopsie révéla l’existence d’une plaie triangulaire,
occasionné par un instrument allongé et piquant, qui avait fissuré
la 4e côte dans toute son épaisseur et, en pénétrant avait
déchiré le péricarde et traversé, de part en part, le ventricule
gauche du cœur.
La mort était indiscutablement consécutive à ces
lésions, l’écoulement progressif du sang, ayant arrêté les
fonctions du cœur.
Deux heures après le crime, la concierge du N°3 de la rue des
Alpes ramassait, à l’entrée de l’allée de sa maison, une lime
triangulaire grossièrement emmanchée.
Si l’on observe qu’elle fût trouvée sur le passage de
Lucheni lorsqu’il fuyait, que celui ci ne portait aucune autre
arme lors de son arrestation, que dés son premier interrogatoire,
soit plus , une heure auparavant, il en avait fait la description; si
l’on observe encore que cette lime correspond aux lésions
constatées, qu’exhibée à Lucheni, il la reconnût et, qu’en
outre, un nommé Martinelli arrêté et complice de Lucheni, déclara
l’avoir vue en sa possession à Lausanne et l’avoir emmanchée
sur sa demande, il est hors de doute que, malgré toutes les
suppositions qui se sont produites, telle est l’arme qui a causé
la mort de l’Impératrice; si elle ne présente pas de traces de
sang perceptibles, ce qui serait, scientifiquement explicable, c’est
qu’elle ne fut remise à la Justice que le Dimanche 11 seulement,
après avoir passé en plusieurs mains, la concierge qui l’avait
trouvée ayant cru qu’il s’agissait d’un outil égaré par une
personne qui déménageait.
Lucheni s’est défendu avec
énergie d’avoir des complices; cependant, et bien que nulle
participation effective d’un complice n’ait été démontrée, il
est possible que l’acte qu’il a commis ne soit pas le fait d’une
conception purement individuelle, il a, en tous cas, dans cette
conception la part la plus large, il est l’initiateur principal et
l’exécuteur direct de son acte, mais, certaine réticences de sa
part et d’évidentes inexactitudes de son récit, donnent à penser
que Lucheni a beaucoup à dissimuler, et, comme ce n’est point pour
lui même, puisqu’il ne s’épargne nullement dans ses
déclarations, ce ne peut être qu’en faveur d’autrui.
ÉLISABETH d'Autriche
"Sissi"
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décembre 1837 - 10 septembre 1898